Je viens de débuter l'écriture d'un nouveau livre provisoirement intitulé "Le goût de la transmission : trouvez l'inspiration pour déployer votre créticité pédagogique". En voici les premières pages…
Table des matières
1) Réconcilier apprenants et enseignants concernant les causes de la démotivation en contexte scolaire
Pourquoi élèves et étudiants ne sont-ils pas plus engagés et curieux et se montrent-ils parfois si peu responsables dans le cadre de leurs études ? Comment les amener à prendre conscience de ce qui les freine sans pour autant leur imposer un énième discours culpabilisant et moralisateur ?
2) A la construction de quelle société souhaitez-vous contribuer grâce à votre action ?
Quel enseignant, formateur ou éducateur souhaitez-vous être ? Au service de quel projet éducatif souhaitez-vous mettre votre énergie ? Comment remettre l'école et l'apprentissage au service d'une société de citoyens éclairés, responsables et épanouis ?
3) Quatre leviers pour stimuler l'envie d'apprendre
"L'élève n'est pas un vase que l'on remplit, c'est un feu qu'on allume". Comment incarner cette maxime de Montaigne ? Quelles questions se poser et quelles voies emprunter pour conduire élèves et étudiants à devenir des acteurs responsables de leurs apprentissages ? Sur quels leviers appuyer pour leur permettre de se projeter dans des apprentissages qui ont du sens ?
4) Mettre le doigt sur l'essentiel lorsque l’on conçoit une séquence pédagogique
Comment scénariser un contenu à transmettre ? Comment construire des séquences pédagogiques qui vont avoir de la valeur pour les élèves et les étudiants auxquels vous les destinez ? Comment identifier l'enjeu essentiel du contenu mobilisé ?
5) Apprivoiser les émotions qui entravent l'apprentissage (lorsque l'on n'est pas psychologue)
Apprendre suppose d'apprivoiser certaines émotions et difficultés d'ordre psycho-affectif : la frustration (supporter de différer la satisfaction de ses désirs), la relation de dépendance à l'autre et la peur de l'abandon, le sentiment d'envie et les rivalités, le rapport à l'erreur et le sentiment de culpabilité qui lui est associé, la projection vers l'avenir et l'angoisse de séparation. Comment aborder ces sujets avec élèves et étudiants ? Comment les aider à prendre conscience des conflits qui les animent et les guider vers un apaisement au service de leur épanouissement ?
6) Déployer sa créativité pédagogique
Quelles sont les stratégies pédagogiques les plus à même de susciter engagement, sentiment de responsabilité et plaisir d'apprendre ? Comment se les approprier et adapter sa manière d'enseigner au public, au contexte et aux objectifs que l'on choisit de poursuivre ? Comment nourrir son plaisir de transmettre en déployant sa créativité pédagogique ?
PREMIER CHAPITRE
En France, plus de 65% des étudiants inscrits en première année d’université n’obtiennent jamais leur Licence. La plupart décrochent dès les premiers mois.
Pour ma part, non seulement j’avais obtenu deux Licences, deux Masters et un Doctorat en l’espace de huit ans, mais j’avais en plus soutenu une thèse sur le thème de la motivation au travail. Je m’estimais donc parfaitement compétente lorsque l’on me proposa de mettre en place un dispositif d’aide à la réussite à destination des étudiants de première année d’une université. J’allais expliquer aux étudiants ce qui avait fonctionné pour moi et ils n’auraient qu’à s’inspirer de ce modèle pour l’appliquer à leur situation personnelle et obtenir les mêmes résultats. Il suffisait de travailler dur, de croire en soi et le tour était joué. J’étais confiante et enthousiaste. J’allais me rendre utile et rien ne pouvait me faire plus plaisir.
Rien ne se passa pourtant comme je l’avais prévu.
J’étais convaincue que les étudiants allaient m’accueillir à bras ouverts pour bénéficier de mes doctes conseils. Pour eux, passer une heure avec moi chaque semaine était une perte de temps tellement insupportable qu’ils en devenaient presque agressifs.
Au cours de mes études, j’avais acquis la certitude que mes compétences en psychologie et sociologie étaient inestimables. Etudiants en sciences dures, ils jugeaient mes connaissances bien négligeables, compte tenu des cours qu’ils devaient suivre et des examens qu’ils avaient à passer. Si l’on voulait vraiment les aider, pourquoi ne pas leur donner des cours supplémentaires dans les disciplines qui les mettaient en difficulté ?
J’imaginais que mieux comprendre leurs difficultés était la voie qui leur permettrait de progresser. Ils considéraient n’avoir aucun besoin d’une psychosociologue pour cela. Les causes de leurs problèmes étaient parfaitement claires et identifiées dans leur esprit : les profs incompétents, les évaluations mal conçues, les cours inintéressants et les conseils condescendants, redondants et inutiles.
Quelques semaines après la rentrée, mes séances d’accompagnement s’étaient vidées de leurs étudiants malgré leur caractère obligatoire. Je ne me sentais plus du tout utile et enthousiaste. Et je rasais les murs dans les couloirs.
- Tu t’avoues déjà vaincue ? me demanda une collègue, enseignante en physique dans le même établissement.
- Je ne sers à rien…
Elle soupira profondément en levant les yeux au ciel.
- Ecoute, je ne sais pas ce que tu fais avec eux, mais ils en ont besoin. Les notes du premier partiel sont catastrophiques.
- Ils ne viennent même plus à mon cours…
- Et alors ? s’indigna-t-elle, comme s’il pouvait s’agir d’un critère reconnu en matière d’évaluation de la qualité du travail des enseignants.
Poussée par le doute, je demandai :
- Ils ne viennent pas non plus en cours de physique ?
Le regard rempli d’espoir que je lui adressais en prononçant cette phrase ne passa pas inaperçu.
- Tout ce que je dis, c’est que la présence en cours n’est pas représentative de la qualité de l’enseignant, répondit-elle piquée au vif.
- Peut-être pas de l’enseignant, mais au moins de l’enseignement, indiquai-je perplexe. Si les étudiants critiquent un cours, tu ne penses pas qu’il y a peut-être matière à se remettre en question ?
- Si tu penses que ton cours est en cause, tu n’as qu’à aller demander conseil au SUP, siffla-t-elle en s’éloignant.
Une semaine plus tard, après quelques cours supplémentaires menés devant des groupes d’étudiants clairsemés et indifférents, je me retrouvai devant la porte du Service Universitaire de Pédagogie, déterminée à leur prouver que je n’avais rien à me reprocher et qu’il était évident que seuls les étudiants étaient en cause. Après tout, ma collègue de physique ne pouvait pas avoir complètement tort. Quand on avait la chance de bénéficier des conseils avisés d’une personne dévouée et enthousiaste, ayant réussi ses études supérieures brillamment, tout ce que l’on était en droit d’éprouver, c’était une profonde et humble gratitude. C’était les étudiants le problème, pas moi. Point final.
1. Le design thinking au service de l’éducation
C’est avec un sourire rayonnant et une poignée de main engageante que je fus accueillie dans l’Open Space du SUP. Nicolas m’offrit un café. Jeanne ouvrit une boîte de gâteaux à mon intention. Et tous les deux s’installèrent confortablement devant moi en me demandant ce qui m’amenait.
- Je ne vous dérange pas ? demandai-je, intriguée qu’ils interrompent séance tenante tout ce qu’ils étaient en train de faire alors que je débarquais à l’improviste.
- On t’écoute.
Face à tant d’attention, le discours défensif et rageur que j’avais longuement ruminé au cours des semaines qui précédaient ne me semblait plus du tout à propos.
J’étais toujours en colère. Les étudiants absents ou à moitié endormis sur leurs tables étaient toujours bien présents dans mon esprit. Mais je me sentais soudainement tiraillée entre l’animosité et le découragement. Les étudiants étaient faignants et ingrats. J’en avais acquis la conviction. Mais étaient-ils réellement seuls en cause ?
Jeanne hocha la tête pour m’inviter à parler. Je les regardais alternativement et je pris soudainement conscience d’une chose : je n’avais aucune envie qu’ils m’expliquent par le menu comment et pourquoi je m’y prenais mal. J’avais un doctorat et j’étais psychologue. Qui mieux que moi pouvait comprendre les raisons profondes du flegme affiché par mes étudiants ?
- Je pense que les étudiants n’ont pas la maturité requise pour profiter de mon accompagnement, lâchai-je sur un ton peu assuré.
Première étape : formuler un objectif
J’expliquai le taux d’échec alarmant des étudiants en première année d’études supérieures, ma mission qui consistait à « les mettre au boulot » pour booster les statistiques de réussite, et l’absentéisme rampant qui rendait toutes mes initiatives sans effet.
- Notre université s’est enfin décidée à affronter les vrais problèmes ? s’exclama Jeanne triomphante. Le nombre d’étudiants augmente chaque année, les enseignants sont recrutés sur des critères afférents à leurs travaux de recherche et la pédagogie est regardée de haut, comme une espèce de science qui ne concerne personne au sein de l’institution.
- Tu ne dresserais pas un tableau quelque peu excessif ? murmurai-je.
- Pourquoi es-tu venue au SUP ?
- Pour progresser ?
- La « vraie » raison, insista-t-elle.
Le dédain avec lequel ma collègue de physique m’avait orientée vers le SUP me revint à l’esprit.
- J’ai besoin qu’on me comprenne, lâchai-je finalement. Je veux me sentir utile. J’en ai assez d’enseigner à des étudiants hostiles et j’m’en-foutistes. Comment faire pour les intéresser au programme que j’ai prévu pour eux ?
Jeanne et Nicolas se jetèrent un regard lourd de sous-entendu.
- J’ai passé des mois à lire et synthétiser des bouquins sur la réussite scolaire. J’ai relu tous les classiques en sociologie de l’éducation. Je vous promets que mes présentations sont passionnantes. Je SUIS passionnante ! Venez à mes cours, je vous jure que vous ne vous ennuierez pas une seule seconde.
- Tes étudiants en première année de Licence de maths n’accordent aucun intérêt à tes cours de sociologie ? demanda Nicolas.
- C’est ça ! m’écriai-je. Vous avez tout compris.
- Tu leur as demandé quelles étaient leurs attentes ?
- C’est-à-dire ?
- Tu viens de nous expliquer que ta mission était de favoriser la réussite des étudiants de première année.
J’acquiesçai.
- Pourquoi penses-tu que leur donner des cours de sociologie est le meilleur moyen d’y arriver ?
J’ouvris la bouche avec la ferme intention de répondre, mais aucune réponse cohérente ne me vint sur le coup à l’esprit. Comment étais-je effectivement parvenue à la conclusion que donner des cours de sociologie à des étudiants en maths était la meilleure manière de les aider à réussir leurs études ?
- Tu as regardé ce qui se faisait ailleurs ? intervint Jeanne, pour casser le silence qui commençait à devenir gênant.
Non, je n’avais regardé nulle part. J’étais convaincue d’avoir adopté la meilleure approche.
- Tu as essayé de comprendre pourquoi les étudiants ne bossent pas comme le voudraient les profs ? ajouta-t-elle.
- Tu as demandé aux étudiants ce qu’ils en pensent ? compléta Nicolas.
Non, je n’avais rien fait de tout cela.
- Voilà ce qu’on te propose, indiqua Jeanne. Consacre tes prochaines heures d’accompagnement à faire le bilan avec tes étudiants. Demande-leur ce qu’ils pensent de tes séances, discute avec eux des difficultés qu’ils rencontrent dans le cadre de leurs études et réfléchissez ensemble au type d’aide qui pourrait leur être utile.
- Vous êtes sûrs ? demandai-je dubitative.
Ils acquiescèrent de concert.
Les semaines qui suivirent, j’observai mes étudiants de loin tout en ne changeant rien. Comment les associer à mes réflexions concernant le contenu pédagogique de mes interventions sans paraître désespérée ? N’était-ce pas mon rôle de choisir l’approche et les outils les plus adaptés ? Je ruminais. Car évidemment, je savais déjà ce qu’ils allaient me répondre : « votre accompagnement ne sert à rien », « il ne rapporte même pas de crédit », « laissez-nous travailler au lieu de nous imposer un cours d’aide à la réussite qui nous empêche de consacrer le temps nécessaire à nos révisions et compromet de ce fait nos chances de réussir ».
- Vous voulez savoir pourquoi on ne travaille pas davantage ?
A force de me triturer les méninges, j’avais fini par trouver une approche qui me semblait acceptable : s’ils ne réussissaient pas, c’est qu’ils ne travaillaient pas suffisamment. Je leur avais fait passer un questionnaire pour savoir pourquoi.
- On ne pensait pas te revoir, dit Nicolas lorsque je repassai la porte du SUP deux mois plus tard.
- Au cas où vous ne l’aviez pas noté, j’ai passé cinq années à donner des cours de psychologie sociale à des étudiants enthousiastes dans une école d’éducateurs sans avoir eu besoin, à aucun moment, de remettre en question ma pédagogie. Pour moi, c’est un changement de paradigme d’accompagner des étudiants en mathématiques.
- Tu as essayé de réfléchir avec eux à ce qui les mettait en difficulté ?
Je confirmai.
- J’ai aussi lu les bouquins que vous m’aviez recommandés.
Deuxième et troisième étapes : déployer ses capacités d’empathie, adopter le point de vue de son interlocuteur et trouver des sources d’inspiration
Les trois références qui m’avaient le plus ouvert les yeux étaient Accompagner les adolescents avec la pédagogie des gestes mentaux de Guy Sonnois[1], La motivation en contexte scolaire de Rolland Viau[2] et Ces enfants empêchés de penser de Serge Boimare[3]. Grâce au premier, j’avais pris conscience que mon ambition, en réalité, n’était pas d’amener coûte que coûte les étudiants à réussir leurs examens et obtenir de bonnes notes. Au sein de l’université, mon responsable m’avait demandé de mettre les étudiants au boulot et de relever par ce biais la moyenne des notes obtenues à la fin du premier semestre. Mais je réalisai qu’il s’agissait d’un objectif à court-terme qui se révélerait stérile. Les étudiants ne travaillaient pas suffisamment pour trois raisons principales (qu’ils m’avaient spontanément confiées dès lors que j’avais osé leur poser la question) : la flemme, les mauvais résultats et les efforts déçus.
Pour beaucoup d’entre eux, les cours qu’ils suivaient étaient vides de sens. Ils ne les reliaient pas à un avenir souhaitable dans lequel ils pouvaient se projeter avec envie. Leur discours me faisait penser à cette expérience connue sous le nom de « test du chamallow ». Il était demandé à des enfants attablé devant un marshmallow de faire le choix suivant : ils pouvaient manger le bonbon immédiatement, ou bien patienter jusqu’à ce que l’adulte revienne, et en obtenir ainsi un deuxième. Comment supporter l’attente ? Comment apprendre à différer la satisfaction de ses désirs et résister à la tentation du plaisir immédiat ? Symboliquement, les étudiants que j’accompagnais étaient confrontés au même dilemme : assouvir leur besoin de loisirs, de relations sociales et de liberté ou fournir des efforts pour obtenir une satisfaction plus grande à long terme (réussite à l’examen, validation du diplôme, accès à l’emploi souhaité).
Mais pourquoi s’impliquer dans ses études, développer sa curiosité et persévérer malgré les difficultés, lorsque l’on n’a aucune idée de la satisfaction plus grande qu’il y aurait à différer la satisfaction de ses désirs immédiats ? Les cours généraux d’initiation, les compétences abstraites qui ne sont pas mises en lien avec l’exercice d’un métier, les enseignements magistraux en amphithéâtre sur des sujets souvent éloignés de ses préoccupations, l’univers universitaire est bien plus difficile à pénétrer que ce que l’on peut imaginer. Le goût intrinsèque pour la découverte d’une discipline permet à certains étudiants de trouver leur compte. Pour beaucoup d’autres, qui ont besoin de cerner d’emblée l’utilité de ce qu’ils apprennent, de nouer une relation de confiance, ténue et bienveillante, avec l’enseignant qui transmet son savoir, et d’un cadre clair, aux objectifs identifiés, la déconvenue est de mise.
Les mauvais résultats, qui ne sont d’ailleurs accompagnés d’aucun commentaire ou échange personnalisé dans la plupart des universités, donnent ce sentiment aux étudiants de ne pas être à leur place au sein de l’institution. Evalués de manière sommative une à deux fois par semestre dans chaque cours, ils n’envisagent pas possible de progresser à moins de redoubler. De nombreux étudiants se sentent anonymes et décrochent petit à petit sans que rien ne leur soit jamais demandé. Pour s’impliquer, explique Rolland Viau (Viau, 2008), nous avons besoin de nous sentir compétents, d’attribuer de la valeur à l’activité proposée et de bénéficier d’une marge d’autonomie dans la réalisation des tâches. Lorsque l’objectif à atteindre est vague, les critères d’évaluation implicites et le lien entre le cours et les modalités d’évaluation peu mis en évidence, les étudiants ont le sentiment de n’avoir rien à quoi se raccrocher pour trouver leurs marques lorsqu’ils sont en difficulté. Pour ceux qui persévèrent, les efforts sans effet sur les résultats achèvent de les exclure progressivement du système.
Mes échanges avec les étudiants, couplés à mes lectures, m’avaient conduite à construire un schéma synthétique de toutes les causes ayant un effet sur l’envie d’apprendre et la motivation à travailler. Je les avais organisées selon quatre grands ensembles :
- Le manque de confiance en soi, lui-même affecté par d’autres facteurs : estime de soi fragile, relations sociales insuffisamment soutenantes (dans le couple, avec les amis, au sein de la famille, avec les enseignants), organisation scolaire désordonnée et génératrice de stress du fait de son fonctionnement.
- Le manque de compétences : prérequis non maîtrisés, objectifs vagues, programme flou et/ou fluctuant, compétences transversales implicites et ne donnant pas lieu à formation.
- Le manque de valeur attribuée aux activités pédagogiques : enseignements vécus comme inintéressants et/ou inutiles.
- Le manque d'autonomie dans la réalisation des tâches scolaires et/ou de la construction du projet de formation et du projet professionnel : tâches imposées, aucun choix offert aux étudiants, dépendance à l’enseignant concernant l’évaluation, pas ou peu de prise d’initiatives possibles.
Quatrième étape : générer des idées et prototyper sa solution
Jeanne et Nicolas observèrent longuement mon schéma.
- Tu devrais ajouter ce qu’explique Serge Boimare concernant les émotions qui entravent l’apprentissage, dit Jeanne. Cela te permettrait de compléter la partie « confiance en soi ».
- L’approche de Guy Sonnois permet également de décliner les compétences cognitives, métacognitives et d’organisation qui constituent des prérequis à la réussite scolaire, ajouta Nicolas.
Nous soumîmes notre synthèse améliorée à des collègues, qui nous firent également des suggestions et témoignèrent un intérêt nourri pour notre projet.
Ce travail d’investigation me conféra un immense sentiment de satisfaction. J’avais enfin l’impression d’y voir plus clair et d’identifier ce qui freinait les étudiants concernant l’atteinte de leurs objectifs. C’est donc gonflée d’énergie et d’espoir que je me présentais devant mon groupe la semaine qui suivit.
- Ça n’a pas l’air d’aller, me dit Nicolas lorsque j’apparus dans l’encadrement de la porte à la sortie de mon cours.
- Je me suis encore plantée…
J’avais pourtant pris soin de leur faire une présentation dans les règles de l’art : question de recherche, hypothèses, stratégies d’investigation, discussion critique des apports théoriques et argumentation soignée.
- Tu leur as fait un exposé ? s’étonna Jeanne.
- Eh bien oui, affirmai-je. Quoi d’autre ?
Jeanne et Nicolas me regardaient consternés. Mais j’avais beau chercher, je ne comprenais pas leur réaction. J’avais accompli avec brio ce que je savais faire de mieux : disserter sur un sujet de manière critique et rigoureuse. Quel était le problème ?
- Tu n’as pas imaginé que ce que tu as mis en évidence concernant la motivation des étudiants s’appliquait également aux cours que tu donnes ?
La plupart des étudiants étaient restés passifs, mais mon discours en avait touché quelques-uns.
- Une étudiante est venue me demander un entretien individuel. Elle m’a dit qu’elle se sentait concernée par ce que j’ai présenté.
- Et les autres ? demanda Nicolas.
Certains avaient posé des questions. C’était mieux qu’avant, mais globalement, je n’avais pas obtenu l’implication espérée.
- Comment faire pour qu’ils participent ? demandai-je.
Jeanne saisit mon schéma et me le mit sous les yeux.
- Tu as toutes les réponses ici, dit-elle en écrasant fermement son doigt au centre de mon schéma heuristique. Conçois une séance qui permet aux étudiants de prendre des initiatives et de construire leur propre opinion. Illustre les notions abstraites à l’aide d’exemples concrets qui les concernent. Et propose-leurs des activités qui les stimulent, avec un objectif attrayant et des consignes précises : ni trop facile, ni trop difficile.
J’avais les réponses sous les yeux, mais aucune idée concrète concernant la manière de les mettre en œuvre. Jeanne et Nicolas m’abreuvèrent de références de livres et de ressources en ligne en tout genre et je repartis ragaillardie, avec la ferme intention de définir la stratégie qui me permettrait de sortir mes étudiants de leur léthargie, pendant mes cours et en-dehors.
Cinquième étape : tester et s’engager dans une démarche d’amélioration continue de sa solution
La première ressource que je consultai était un cours en ligne proposé par Michael Sandle, un enseignant en droit de l’Université Harvard[4]. Tous ses cours de philosophie de la justice avaient été filmés et mis en ligne sur le site de l’université. Jeanne m’avait orientée vers Michael Sandle quand j’avais affirmé qu’un cours magistral ne pouvait pas être stimulant pour les étudiants. Comment favoriser l’engagement cognitif dans le cadre d’un cours en amphithéâtre ?
Michael Sandle assurait son cours devant un amphi rempli de plus de mille étudiants de première année. Evidemment, ils étudiaient le droit, à Harvard, et devaient donc avoir été triés sur le volet (niveau scolaire élevé et origine sociale privilégiée pour la plupart). Néanmoins, un étudiant de première année reste difficile à mobiliser lorsqu’il est perdu dans un groupe de plusieurs centaines de personnes.
Pas de diaporama. Aucun support visuel. Pas de boîtiers de vote électroniques (comme j’avais vu faire ailleurs pour introduire de l’interactivité dans une conférence). Juste l’enseignant, au milieu de l’estrade, un micro à la main.
Les étudiants attendent, studieux, le stylo au-dessus de la feuille. Et Michael Sandle commence par leur raconter une histoire…
Imaginez-vous au volant d’un camion engagé dans une impasse.
Au milieu de la route, vous repérez cinq personnes en train de discuter. Tranquillement, vous appuyez sur la pédale de frein pour réduire votre allure. Mais les freins ne répondent pas et le camion prend de la vitesse. Vous réalisez qu’en poursuivant votre route, vous allez heurter de plein fouet ces cinq personnes.
Que faire ?
Un renfoncement sur la droite vous permettrait de dévier le camion. Mais vous y repérez également une personne en train de fumer une cigarette.
Michael Sandle fait une pause et observe son auditoire. « Quel choix faites-vous ? demande-t-il. Vous poursuivez votre route et tuez les cinq personnes, ou vous déviez votre véhicule sur la droite et heurtez la sixième ? »
Mille étudiants rassemblés dans l’amphi donnent leur réponse à main levée. La majorité dévierait le camion, sacrifiant une personne pour en sauver cinq. « Comment justifiez-vous votre choix ? » demande Sandle. Des étudiants se manifestent pour demander la parole. On leur passe un micro. La gestion du groupe est bienveillante. Quels que soient les arguments invoqués, ils sont accueillis avec intérêt et reconnaissance pour ceux qui se sont risqués à exprimer leur opinion, même minoritaire, devant toute la promotion.
L’enseignant reprend la main. Il poursuit son récit. « Cette fois-ci, vous n’êtes plus au volant du véhicule, annonce-t-il, mais sur un pont qui surplombe la scène ». Le camion a dépassé le renfoncement sur la droite et se dirige inexorablement vers les cinq personnes rassemblées au bout de l’impasse. Vous vous sentez impuissant, jusqu’à ce que vous repériez, à côté de vous, assise sur la rambarde du pont, une très grosse personne. Rires nerveux dans l’assistance. Les étudiants commencent à deviner où l’enseignant veut en venir.
Il suffirait que vous exerciez une simple pression dans son dos pour que cette personne tombe du pont juste devant le camion, et stoppe ainsi sa course. Elle mourrait sur le coup, mais votre geste permettrait de sauver les cinq autres personnes.
L’équilibre des réponses données à main levée est cette fois-ci inversé. La majorité des étudiants ne sacrifierait pas la personne assise sur le pont. « Qu’est-il advenu de votre argument suivant lequel il est légitime de sacrifier une personne pour en sauver cinq ? demande Sandle ». Un étudiant prend la parole : cela ne semble pas juste de pousser cette personne dans le vide alors qu’elle n’a rien demandé. Et la personne qui fumait sa cigarette sur le côté, avait-elle davantage demandé à être impliquée ?
Mais cette fois-ci, nous ne sommes pas au volant du véhicule. « Et si, au lieu de la pousser, vous n’aviez qu’à tourner un volant qui, par un système de poulies, provoquerait la chute ? insiste l’enseignant.
Cela semblerait toujours aussi immoral. Mais pourquoi ? Quelle différence entre les deux situations ? Quels arguments mettre en avant pour justifier un choix plutôt qu’un autre ?
Je reste captivée par mon écran pendant toute la durée du cours. Je continue même à argumenter mes choix dans ma tête après l’avoir éteint. La semaine qui suit, je me passionne pour les autres questions soulevées dans le cadre des leçons suivantes. Michael Sandle choisit des situations vécues, qui ont donné lieu à des procès historiques dans le cadre desquels arguments juridiques et philosophiques se sont affrontés. Il convoque les auteurs pour faire des liens entre les positions argumentées par les étudiants et les œuvres majeures au programme de son enseignement. Les étudiants sont attentifs, impliqués et studieux. L’amphi est plein à craquer. Les notions théoriques abordées sont complexes. Pourtant, la concentration est de mise et les échanges, ordonnés et nourris. Sandle présente des problèmes qui concernent les étudiants (même moi, qui suit installée derrière l’écran de mon ordinateur, je me prends au jeu de la réflexion). Ils attribuent de la valeur aux activités proposées. Les questions soulevées leur permettent de décoder le monde qui les entoure et suscitent donc leur intérêt. Elles créent également un contexte où les prises d’initiative sont possibles et accueillies avec bienveillance, dans un cadre clair et structuré. Les besoins psychoaffectifs sont pris en compte, comme le besoin de contrôlabilité. Chacun est libre de construire sa propre opinion, qui est néanmoins éclairée par des apports théoriques judicieusement introduits tout au long du cours.
Progressivement, j’en arrive à me convaincre qu’il est plus facile d’intéresser des étudiants à la philosophie qu’aux sciences exactes, conviction qui se trouve rapidement démentie lorsque je découvre le cours de physique donné par Walter Lewin[5] au MIT. Là encore, les étudiants sont invités à se questionner sur des phénomènes que l’enseignant met en scène devant leurs yeux.
Je reprends mon schéma et balance mon cours rédigé à la poubelle. Comment me centrer sur les préoccupations de mes étudiants ? Comment faire en sorte qu’ils attribuent de la valeur aux activités du cours ? Comment leur proposer des tâches stimulantes, ni trop faciles, ni trop difficiles ? Comment instaurer un cadre de travail structuré et bienveillant ? Comment enfin leur donner l’occasion de se questionner, de faire des choix et de construire une opinion personnelle ?
Quelques jours plus tard, j’arrivai dans le bureau du SUP avec un atelier à tester : trois activités successives dont le but était d’aider les étudiants à lutter contre la procrastination. Il fallait qu’il donnent du sens à leurs difficultés, qu’ils se reconnectent avec leur ressources et qu’ils s’approprient des stratégies concrètes pour passer à l’action. Nicolas et Jeanne s’enthousiasmèrent pour la démarche et assistèrent même à mon cours suivant pour observer comment elle était accueillie. Tout ne fut pas parfait, loin de là, mais l’ambiance du cours changea du tout au tout. La majorité des étudiants s’impliqua dans les activités et transforma son point de vue sur ses difficultés et sa capacité à agir.
- Tu viens d’expérimenter le Design Thinking appliqué à l’enseignement, répliqua Jeanne lorsque je les remerciai chaleureusement pour l’aide qu’ils m’avaient apportée.
- Le quoi ? demandai-je.
Nicolas décala mon schéma sur les causes du désengagement en contexte scolaire et afficha à sa place un nouveau schéma intitulé « Le Design Thinking appliqué à l’enseignement ».
[1] Sonnois Guy, 2009. Accompagner les adolescents avec la pédagogie des gestes mentaux, Lyon, Chronique sociale.
[2] Viau Rolland, 2009. La motivation en contexte scolaire, Louvain-La-Neuve, De Boeck.
[3] Boimare S., 2008. Ces enfants empêchés de penser, Paris, Dunod.
[4] http://justiceharvard.org/justicecourse/
bonjour
j'ai eu beaucoup de plaisir à vous lire.
Les étudiants n'ont pas conscience de vos apports sur les méthodes de travail car depuis leur scolarité ils sont axés sur les notes et non sur le plaisir d'apprendre et comment aprendre.
Michel
Bonjour,
Merci pour votre retour qui me donne envie de continuer à écrire.
A bientôt,
Hélène
Je retrouve les éléments suivants dans chacune des étapes (par transposition)
marketing direct + lean product dev + kaizen + critical thinking (design thinking c'est la version chic)
Bonjour,
Oui, effectivement. J’ai mis « design thinking », m’ai j’aurais aussi bien pu mettre toutes vos suggestions ou encore « recherche-action en sciences humaines cliniques ».
Les mêmes grands principes se retrouvent dans toutes ces méthodes. Certains cherchent au passage à leur accoler un nom (parfois le leur) pour mieux la vendre, la diffuser et/ou la faire connaître.
Merci pour votre retour,
Hélène
Wow super, Hélène ! 🙂 Hâte de pouvoir le lire et le diffuser : ça me parle beaucoup ! 🙂 A bientôt !
Merci Kevin pour tes encouragements !
Bonjour Hélène,
merci pour ce partage, très pressée de découvrir l'ensemble de l'ouvrage notamment la partie 6 sur la créativité qui me permet aujourd'hui, en lycée professionnel, de motiver les élèves et de les faire apprendre sans que ce soit une corvée.
Bon travail.
Merci Céline !