40%.
Je suis assise au fond de l’amphithéâtre, les yeux rivés sur cet écran où apparaît ce chiffre implacable. « Regardez les étudiants assis à votre gauche et à votre droite » déclare le responsable de la première année. « A la fin du second semestre, l’un de vous trois ne sera plus là ». Réorientation ou abandon, voici les deux raisons officielles de ces disparitions annoncées. Mais ici, la « réorientation » ne correspond pas à l’envie profonde de changer de voie, pour réaliser quelque aspiration qui n’aurait pas trouvé à s’exprimer au moment des choix d’orientation de la fin du lycée. Il s’agit purement et simplement d’une mise à la porte de l’école. Les résultats ne sont pas au rendez-vous, l’étudiant n’a pas fourni les efforts nécessaires : dehors. Et retour à la case départ.
Je viens d’être recrutée par une école d’ingénieurs qui sélectionne les étudiants à la sortie du baccalauréat, pour les former en cinq ans. « Ta mission, c’est de les mettre au boulot » me prévient le responsable. Il est impératif de diminuer ce taux d’échec alarmant. Et pourtant, nous ne sommes pas à l’université classique, où l’on se rapproche dangereusement des 60% d’échec : six étudiants sur dix inscrits en première année n’obtiendront jamais leur Licence[1]. Comment comprendre les raisons de cette véritable hécatombe ?
Faut-il pointer du doigt la massification de l’enseignement supérieur ? Si tout le monde peut s’inscrire à l’université une fois le bac en poche, et que les critères de sélection qui sont de moins en moins exigeants au lycée[2] n’ont pas modifié la donne dans le supérieur, il ne faut pas s’étonner que les élèves n’aient pas (ou plus) le niveau.
Faut-il blâmer les enseignants qui ne sauraient pas conduire les étudiants vers ce niveau attendu ? Sans formation pédagogique[3], comment espérer que les enseignants-chercheurs du supérieur sachent s’y prendre, se mettre à hauteur d’étudiant, comprendre leurs difficultés et cheminer avec eux vers un apprentissage en profondeur, autrement que par le biais d’une transmission magistrale, dont on connaît les résultats désastreux et le caractère inadapté[4] ?
Faut-il s’intéresser aux modalités d’évaluation ? Deux ou trois examens seulement permettent-ils d’évaluer tout un semestre de cours ? Les étudiants ont-il la maturité suffisante pour organiser leur travail sur cinq ou six mois quand on les contrôlait toutes les deux ou trois semaines au lycée ?
Les étudiants justement, parlons-en. Ils ne penseraient qu’à s’amuser et profiter des multiples tentations de la vie étudiante. Ils ne travailleraient pas régulièrement, arriveraient en cours sans avoir assimilé le précédent, et en séance de travaux dirigés sans avoir préparé leurs exercices. Comment enseigner efficacement dans ces conditions ?
Psychologue clinicienne et titulaire d’un doctorat de Sociologie, je suis recrutée pour mettre en place un dispositif d’aide à la réussite. L’analyse de la situation, on me la sert sur un plateau : « si les étudiants échouent, c’est parce qu’ils ne travaillent pas suffisamment ». Evidemment, j’intègre l’équipe d’une école d’ingénieurs qui sélectionne ses étudiants sur dossier. Avec des moyennes avoisinant le 13/20 dans les disciplines scientifiques, ils devraient normalement avoir le niveau pour s’en sortir. Sont-ils pourtant si différents des nombreux bacheliers qui intègrent nos universités chaque année ?
Au bout du compte, ce qui génère 40% d’échec au sein de cette école d’ingénieurs est sûrement similaire à ce qui produit le même effet pour les 60% qui échouent à l’université classique. Comment les mettre au boulot ? Pourquoi sont-ils en échec et comment les aider à réussir ? Est-ce qu’effectivement, ils ne travailleraient pas suffisamment ? Et si oui, pourquoi ?
Au cours de ma première année en tant que responsable du dispositif « d’accompagnement psychopédagogique des étudiants », j’ai longuement échangé avec les étudiants[5] et je leur ai fait passer plusieurs questionnaires afin de valider (ou pas) certaines de mes hypothèses : travaillaient-ils ? Avaient-ils le niveau ? Comprenaient-ils ce qu’on attendait d’eux ? Avaient-ils les ressources intellectuelles et l’autonomie nécessaires pour réussir ?
Les réponses que j’ai obtenues m’ont amenée à avoir une compréhension à la fois plus large et plus précise de cette « constante macabre[6] » qui justifiait mon recrutement. Car les sources de la (dé)motivation scolaire sont multiples et complexes.
Comprendre les sources de la (dé)motivation à étudier
Assez rapidement, j’ai pu effectivement constater que la difficulté à se mettre au travail était particulièrement répandue chez les étudiants[7].
A la fin de leur premier semestre d’études supérieures, deux raisons étaient systématiquement invoquées par ceux à qui l’on demandait de justifier leurs mauvais résultats : les doutes concernant le projet professionnel (ai-je choisi la bonne orientation ?) et les regrets de ne pas être parvenu à se mettre sérieusement au travail.
Je me suis alors risquée à leur poser directement la question : « pourquoi ne travaillaient-ils pas davantage ? ». Car s’ils reconnaissaient eux-mêmes vouloir réussir (ou du moins, « ne pas échouer »), pourquoi ne parvenaient-ils pas à s’y mettre sérieusement ? Et voici les trois réponses qui m’on été le plus fréquemment données :
1) La flemme
2) Travailler sans que cela ait d’impact positif sur les résultats
3) Les mauvais résultats.
Ces trois réponses, d'apparence banale, comprennent en réalité tous les indices permettant de comprendre ce qui est en jeu pour eux concernant le rapport aux études. Elles invitent toutes les personnes qui ont à cœur d’aider les étudiants à réussir (parents, enseignants, conseillers d’orientation, psychologues, etc.) à s’interroger sur le sens que ceux-ci seront à même de donner aux efforts qu’ils doivent fournir : pourquoi travailler (en vue de la réalisation de quel projet) ? A quoi bon travailler si cela ne produit aucun effet ? Les règles de l’institution et les critères de réussite sont-ils si clairs et (surtout) explicites ? Ai-je ce qu’il faut pour réussir ? Ai-je confiance en mes capacités ?
Aidons-les à trouver leur voie, à trouver leur place et à exploiter leur potentiel
La flemme (et plus globalement la procrastination, cette tendance, avec laquelle nous sommes tous plus ou moins aux prises à reporter systématiquement certaines tâches à plus tard) renvoie les étudiants à leur projet : le projet d’études, mais également le projet professionnel et plus globalement le projet de vie. Quel homme ou quelle femme est-ce que je dois, je peux et/ou je souhaite devenir ? Qu’attend-on de moi ? Quelles sont mes aspirations ? Comment vais-je trouver ma voie ?
Les émotions qui accompagnent l’obtention de mauvais résultats scolaires renvoient les étudiants à la question de savoir où est leur place : si je ne réponds pas aux attentes des enseignants et de l’institution scolaire en termes de travail et de résultats, cela veut-il dire que je n’y suis pas à ma place ? Et ma place, où se trouve-t-elle ? Où vais-je me faire des amis avec lesquels je me sentirai à l’aise et qui vont avoir des aspirations et préoccupations semblables aux miennes ? Est-ce que je comprends ce que l’on attend de moi au sein de mes différents groupes d’appartenance (à l’école, avec mes amis, mais également au sein de ma famille) ? Est-ce que je me sens isolé, incompris, défaillant, laissé pour compte ? Comment faire, vers qui me tourner et où me diriger pour me sentir à ma place ?
Heureusement, il arrive également que les mauvais résultats conduisent les étudiants à confirmer (ou réaliser) que le choix d’études qu’ils ont fait est le bon : ils se sentent à leur place dans l’institution scolaire, ont intégré différents groupes au sein desquels ils se sentent intégrés et reconnus (équipe sportive, association culturelle, groupe d’amis, etc.) et aspirent à réussir. Ils mettent même beaucoup d’énergie à travailler pour obtenir les résultats escomptés.
Et pourtant, ces résultats demeurent insuffisants.
Ils doutent, ne comprennent pas pourquoi leurs notes n’augmentent pas et désespèrent de ne pas trouver le moyen d’exploiter pleinement leur potentiel pour le mettre au service de leurs objectifs. Comment apprendre efficacement ? Comment améliorer ses capacités de compréhension pendant les cours, de mémorisation pendant les révisions et de réflexion pendant les examens ? Si l’on est fermement décidé à réussir, comment doit-on procéder concrètement pour y parvenir ?
Des techniques d’accompagnement concrètes, à tester, s’approprier et adapter
Dans cette nouvelle formation, mon projet est à la fois de transmettre ce que six années d’accompagnement des étudiants de première année d’une université m’ont amenée à comprendre (avec eux) des causes de la procrastination afférente au travail scolaire, mais également de proposer des outils concrets pour aider ces mêmes étudiants à se mettre sérieusement au boulot.
Chacun des seize modules qui composent cette formation donnera ainsi des clés de compréhension des difficultés rencontrées par les lycéens/étudiants, ainsi que des ateliers à mettre en pratique.
Si les étudiants rencontrent des difficultés de compréhension, comment les aider à améliorer leurs capacités dans ce domaine ? Si les étudiants ne « savent pas ce qu’ils veulent faire », comment les aider à trouver leur voie ? Si les étudiants ont du mal à gérer leur quotidien, comment les aider à en parler ? Etc.
Je tiens ici à préciser une chose importante. Le premier et le plus important des objectifs de tous ces ateliers, sans exception, est d’amener les étudiants à se questionner et à élaborer pour eux-mêmes leurs propres réponses. Il s’agit de les aider à mieux se connaître, à mieux se comprendre et à envisager comment exploiter leur potentiel.
Il est indispensable d’avoir cela en tête, car c’est justement la raison qui fait que leur mise en place relève d’un véritable défi. A 18/20 ans, on a beau se sentir (parfois) démunis, perdus ou confus, on n’a plus envie (le plus souvent) de se tourner vers ses parents pour trouver les réponses aux questions que l’on se pose. C’est normal et même salutaire. Toutes les autres figures d’autorité sont également mises à mal lorsqu’elles renvoient un peu trop rapidement les étudiants à leur obligation de se conformer aux règles, à la norme, au cadre et au « bien penser ». Par ailleurs, ayons toujours à l’esprit que réfléchir à son avenir et aux ressources qu’il faudrait mobiliser pour réaliser son projet peut angoisser : et si l’on n’avait pas ce qu’il faut ? Et si l’on ne parvenait à se sentir à sa place nulle part ?
Se confronter au doute et aux remises en question donne le vertige.
Il s’agit donc surtout d’accompagner ce temps nécessaire, parfois douloureux, mais toujours fécond, qui consiste à découvrir ce que l’on veut au fond de soi, qui l’on est vraiment et au service de quel projet on souhaite mettre son énergie.
[1] Selon le SISE (Système d’Information sur le Suivi des Etudiants), outil statistique du Ministère de l’enseignement et de la recherche, seuls 27% des étudiants inscrits en L1 en 2007 ont obtenu leur Licence en trois ans. On arrive à un taux de 38,9% si l’on ajoute ceux qui ont réussi le diplôme en quatre ans. Source http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2013/15/5/NI_MESR_13_02_248155.pdf
[2] Selon Jean-Paul Delahaye, directeur général de l’enseignement scolaire en 2013, si le taux de réussite au baccalauréat ne cesse d’augmenter depuis le début des années 70, « le niveau moyen est en baisse chez les élèves qui arrivent en fin de scolarité obligatoire ». Source (interview diffusée sur France Culture le 5 juillet 2013).
[3] Pour devenir "enseignant-chercheur" c'est-à-dire pour enseigner dans le supérieur (universités, grandes écoles) et mener des recherches dans des laboratoires de recherche publique, il est nécessaire d'être inscrit sur une liste de qualification qui constitue une phase préalable au recrutement. La qualification est délivrée par le conseil national des universités (C.N.U.). L'arrêté du 16 juillet 2009 modifié relatif à la procédure d'inscription sur les listes de qualification aux fonctions de maître de conférences ou de professeur des universités précise les conditions à remplir par le candidat à une inscription sur la liste de qualification. Les sections du C.N.U. décident souverainement des critères d'examen des candidatures. Les critères les plus généralement utilisés sont l'intérêt de la formation initiale, la qualité de la thèse, la qualité scientifique des publications et des communications post doctorales, et l'expérience pédagogique (Source http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid22668/enseignants-chercheurs-note-d-information.html). On notera que les « qualifications pédagogiques » ne sont pas requises pour enseigner à l’université. Certaines écoles et universités proposent des formations spécifiques à la pédagogie aux doctorants lorsqu’ils assurent des charges d’enseignement. Il existe également des services universitaires de pédagogie dans certains établissements, qui assurent des missions de conseil auprès des enseignants. Il n’en reste pas moins qu’aucune formation à l’enseignement n’est requise pour prétendre à un poste d’enseignant à l’université.
[4] Dans un article publié dans la revue Proceedings of the National Academy of Science (PINAS), Scott Freeman et ses collègues ont montré que les étudiants qui suivaient un enseignement exclusivement sous une forme magistrale avait 1,5 fois moins de chances de réussir leur examen que ceux qui avaient suivi le même enseignement selon une méthode de pédagogie active (Source http://www.pnas.org/content/111/23/8410.full.pdf+html )
[5] Au cours des trois premières années de mise en place du dispositif, j’ai rencontré tous les étudiants de première année par groupe de douze, à raison de deux heures cinq fois par semestre. J’ai également rencontré ceux qui le souhaitaient dans le cadre d’entretiens individuels.
[6] « Par “Constante macabre”, j'entends qu'inconsciemment les enseignants s'arrangent toujours, sous la pression de la société, pour mettre un certain pourcentage de mauvaises notes. Ce pourcentage est la constante macabre. » dans Antibi A., 2003. La constante macabre, Editions Math’Adore.
[7] Selon les études rapportées par Bruno Koeltz dans son ouvrage Comment ne pas tout remettre au lendemain publié en 2006 aux éditions Odile Jacob, la procrastination, cette propension à remettre toujours à plus tard, toucherait environ 50% des étudiants, contre 30% en moyenne de la population adulte.
Je ressens la tristesse que les étudiants, à la recherche d'eux-même, peuvent éprouver. J'épprouve la même. Ayant quitté l'école à 15 ans, sans diplôme, je suis maintenant enseignant grâce à ma curiosité et l'envie de progresser. J'arrive aujourd'hui, en ayant la possibilité de préparer un Master 2 professionnel, à mon niveau d'incompétence… Incapable de me poser, de réfléchir pour trouver une problématique intéressante pour mon directeur de recherche. Je tente de trouver de l'aide mais je suis aspiré par le rythme de ma vie…
Bonjour,
N’hésitez pas à lire le premier chapitre de mon guide méthodo (accès gratuit). Vous y trouverez des conseils concrets pour construire votre projet de recherche.
A bientôt,
Hélène
Merci pour ce très bel article qui pose la question de fond : qu'est-ce que je veux vraiment et qui permet de savoir pourquoi on veut apprendre telle ou telle matière. Dépasser l'obligation d'apprendre pour découvrir la soif d'apprendre est le fondement des études. Merci de le rappeler si simplement.
Bonjour,
C’est exactement ce que je voulais exprimer.
Merci !
A bientôt,
Hélène