Mon année en Hypokhâgne, partie 3

Vous pouvez commencer par la partie 1 et la partie 2 en cliquant sur les liens…

 

Une semaine après la rentrée, une fille de la classe est venue vers moi pour faire connaissance. Je me souviens même qu'elle m'a invitée chez elle un après-midi.

Elle habitait une maison près du quartier de Port-Royal dans le 14e.

Vous imaginez ??!?

Une maison avec un atelier d'artiste en plein Paris.

Il est vrai que j'habitais pour ma part avec ma mère dans un HLM en banlieue. Le niveau social de cette fille m'avait donc grandement impressionné.

Pourtant, malgré ces différences de statut, avant mes premiers résultats aux épreuves écrites, je ne me sentais pas si différente des autres. Leurs parents occupaient peut-être des postes prestigieux ou intervenaient à la télé, mais au niveau scolaire, je pensais être au même niveau que tout le monde.

Mes premières notes ont eu un effet immédiat. Un petit groupe composé des "dernières de la classe" a commencé à se former et je n'ai plus jamais été réinvitée dans "l'atelier d'artiste".

J'ai lu pas mal de témoignages d'étudiants en classe préparatoire qui expriment le plaisir que c'était d'étudier, qui racontent la solidarité entre les étudiants ou tout ce qu'ils ont pu apprendre qui leur sert encore des années après.

Je n'ai pas eu du tout cette expérience.

Quand vous intégrez une classe préparatoire prestigieuse, il faut savoir qu'une bonne partie des élèves de première année ne passe pas en deuxième année. Le lycée se débarrasse de ses moins bons élèves et recrute les meilleurs élèves des prépas un peu moins cotées.

Ainsi, l'équilibre est maintenu. Si vous ne passez pas en Khâgne dans votre lycée, vous pouvez alors présenter votre dossier ailleurs…là où les exigences sont moindres.

Le mépris des mauvais

Pour notre premier devoir sur table, la prof de français nous avait "donné" le sujet à l'avance. Nous pouvions donc faire nos recherches chez nous et composer sur place en nous étant préparés.

Je me souviens encore de ses yeux qu'elle a levés au ciel au moment où elle m'a rendu ma copie. Sans rien me dire.

Il y était écrit : 1/20, "En 4h, et en ayant eu le sujet avant, c'est atterrant".

Je me suis sentie humiliée. Parce que ce regard expressif qu'elle affectait en rendant les copies, chacun des 59 élèves de la classe le guettait.

Elle ne faisait pas ses commentaires à haute voix. Elle ne rendait pas non plus les copies par ordre hiérarchique de note. Elle soufflait, haussait les épaules ou détournait les yeux.

Comment pouvais-je avoir rendu une copie pareille ? Telle était pour elle l'unique question.

Ou plutôt, comment pouvais-je me trouver là à suivre son cours…qui m'avait donc laissé entrer…

Notre enseignant d'anglais était également très élitiste.

Sur ma version d'anglais couverte de rouge : 0/20 (moins….), "Que d'ignorance et d'incohérences…"

Alors ici, tout était dans les trois petits points à la fin du commentaire.

Il ne savait même pas quoi ajouter pour exprimer son désarroi.

Ce prof se délectait par ailleurs d'encenser les plus brillants élèves. Il lisait des passages des "plus belles copies".

C'est là que j'ai commencé à ressentir ce que "les autres" avaient vécus pendant toutes mes années d'études précédentes.

Comment faisaient ceux qui réussissaient ?

Parce que si moi j'avais des notes en-dessous de zéro en version, il faut savoir que d'autres obtenaient des 20/20.

L'écart entre moi et eux semblait tout simplement sidérant.

Et je me demandais moi aussi ce que je pouvais bien faire là.

J'aimerais raconter une autre anecdote pour rendre compte de la façon dont je vivais tout cela.

En classe de 4e au collège, la principale a une fois décidé de rendre les bulletins elle-même dans le cadre d'un cours.

Elle s'est assise au bureau, et une par une, elle a lu les appréciations apposées sur tous les bulletins, à voix haute, devant tout le monde, pour chacun des élèves de la classe.

Je n'imaginais pas à ce moment-là ce que devait ressentir les élèves qui n'avaient pas de bons résultats, et qui devaient supporter qu'on leur demande des comptes devant tout le monde.

J'étais pour ma part la dernière de la liste. Tous les commentaires sur mon bulletin étaient très bons et j'avais les félicitations du conseil.

La principale s'est alors tournée vers moi et m'a demandé : "mais Hélène, est-ce que vous avez un défaut ?"

J'étais à la fois très fière de mes résultats, et bien embêtée d'être mise dans une telle situation devant tout le monde. J'ai répondu qu'évidemment, j'avais des défauts.

"Et bien j'aimerais vraiment que vous m'en citiez un", s'est-elle exclamée.

Je sentais autour de moi les autres élèves se crisper. Non seulement j'avais les meilleures notes, mais en plus il fallait que j'en remette une couche au moment de la remise des bulletins.

J'ai répondu, un peu honteuse : "je suis prétentieuse".

La principale a manisfesté d'emblée son étonnement. Puis elle s'est tournée vers la classe et a demandé : "vraiment, vous trouvez vous qu'Hélène est prétentieuse ?"

Et là, je m'en souviens comme si c'était hier, une grosse majorité de la classe s'est exclamé en coeur : "oh oui alors".

Choquée, la principale a refermé le cahier posé devant elle, elle s'est levé et a déclaré : "et bien avec un bulletin comme celui-là, on peut se permettre d'avoir des prétentions".

Cinq ans plus tard, "ignorante et incohérente", j'écoutais patiemment mon prof d'anglais chanter les louanges d'une étudiante brillante, fine et cultivée qui n'était pas moi.

J'étais en deux mois devenue "faible, incapable, médiocre", en un mot, complètement nulle.

Je subissais les regards de pitié, et plus généralement, l'indifférence complète.

Mon statut social en tant qu'étudiante

Je me souviens également d'une chose qui m'a marquée pendant cette année : les différences de budget entre les étudiants.

Mes parents me donnaient de l'argent, mais bien moins que ce que recevaient certains au sein de ma résidence étudiante (ça allait du simple au double, voire plus).

Quand je faisais mes courses, je regardais toujours les prix. Ou alors, j'allais chez ED. Dans ce magasin, je pouvais me laisser aller à prendre un peu ce que je voulais, même si ce n'était pas très bon…

Mais je me souviens avoir salivé plus d'une fois devant les sacs remplis de provisions Monoprix que rapportaient certaines. Tout le monde cuisinait séparément et nous avions une belle vue sur le contenu des assiettes.

Les sorties également nous différenciaient : aller boire un verre, sortir au ciné, aller en boîte. Il y avait ceux qui en profitaient et ceux qui restaient devant la télévision de la résidence.

Le midi, la différence se faisait entre celles qui allaient au resto, celles qui rentraient chez elles (dans le quartier d'Odéon en plein Paris), celles qui faisaient la queue pour la cantine, celles qui s'achetaient un sandwitch et celles qui se les faisaient elles-mêmes.

Je n'étais pas la plus mal lottie, mais je faisais tout de même partie des moins fortunées. Je mangeais à ma faim, mais j'étais confrontée chaque jour à tous les "plus" que les autres pouvaient s'offrir et pas moi.

Je notais toutes mes dépenses dans un cahier. Chaque fin de mois, j'essayais de comprendre pourquoi j'étais un nouvelle fois en débit sur mon compte.

Je faisais des analyses par poste de dépense et j'étudiais ce que je pourrais enlever : un ciné, une revue ou un bouquin. Après tout, la télévision et la bibliothèque, ce n'était pas si mal.

Ma voisine de chambre était fille unique et ses parents gagnaient très bien leur vie. Sa mère lui faisaient ses courses à chaque retour de week-end. Je me souviens qu'elle est revenue un jour avec une grosse boîte de biscuits Delacre.

Je raconte cette histoire parce que je peux retrouver encore aujourd'hui le sentiment d'envie qui me tenaillait le ventre chaque jour à la vue de cette boîte non entamée qui trônait sur une étagère.

J'ai rarement eu autant envie de quelque chose que de cette boîte de gâteaux. Je rêvais de ne pas avoir à me restreindre, et cette boîte à deux étages contenait pour moi cette promesse.

Faites du sport…

J'ai recherché mon club de sport de la même manière que ma classe préparatoire : le plus prestigieux possible.

Je me suis donc inscrite au PUC en équipe Junior, les volleyeuses de l'équipe cadette ayant été championnes de France l'année précédente.

Le fait est que nous étions trois nouvelles recrues cette année-là, alors qu'il ne pouvait y avoir que deux mutées sur la feuille de match. Je n'étais donc pas la moins bonne joueuse du groupe, mais la moins bonne des trois nouvelles.

Dans un premier temps, je venais aux entraînements sans pouvoir me rendre aux matchs. Puis une joueuse s'est blessée et j'ai pu venir aux matchs pour occuper le banc des remplaçantes.

On gagnait tous nos matchs et nous étions bien parties pour les poules finales. C'est du moins ce dont j'ai pu témoigner depuis le banc des remplaçantes…

La grosse remise en question

Un mois après la rentrée, vous comprendrez que je n'en menais pas large…

Je me sentais "exclue de l'intérieur" (expression empruntée à Bourdieu et Champagne dans un article dont j'ai fait la synthèse et l'analyse ici). C'est-à-dire que j'étais parvenue à intégrer une très bonne prépa, un excellent club de volley et une résidence très sympa, mais pour y faire chaque fois de la figuration.

Moi qui avait toujours été enviée pour mes notes et mes réussites, j'étais devenue une moins que rien (cf. mes notes en anglais…).

Qu'allais-je faire dans une telle situation ?

La suite dans la partie 4

6 thoughts on “Mon année en Hypokhâgne, partie 3”

  1. C'est passionnant et attérant, j'ai hâte de lire la suite.
    J'ai été prof remplaçante pendant 1 an en lycée pro. Je m'efforçais de mettre des mots encourageants à chaque élève du plus casse-pied, au moins bon, afin de ne pas les dévaloriser, de leur redonner confiance en eux.
    Ils en avaient tellement pris "plein la figure" que franchement je trouvais cela honteux.
    Je trouve votre parcours époustouflant, vos conseils plein de bon sens et ils me redonneraient presque envie de faire un autre remplacement en tant que prof.
     

    1. Bonjour,

      Votre commentaire me fait très plaisir : un enseignant qui, comme vous le préconisez, reste soucieux de l’image d’eux-mêmes des élèves est précieux.

      Cela me fait penser à cette phrase de Saint-Exupéry : « Personne n’a le droit de renvoyer une image de lui-même à un homme qui le dévalorise à ses propres yeux ».

      Même si nous sommes parfois malmenés, nous conservons en tant qu’enseignant ce pouvoir d’évaluer qui rend de fait les étudiants très vulnérables. Car ce n’est pas parce qu’ils sont insupportables qu’ils ne sont pas sensibles à nos commentaires sur leurs copies.

      J’aurais même tendance à penser que les plus « casse-pied » sont souvent ceux dont l’image de soi est la plus fragile…

      A bientôt,

      Hélène

  2. Merci pour votre témoignage : ca me rappelle des souvenirs !!! Moi, c'était une prépa scientifique (et dans un lycée bcp moins gigantesque – Condorcet pour ne pas le citer), donc l'écart avec les autres élèves était moins terrible (et oui, les maths, c'est bcp moins riche, c'est beaucoup plus facile, pas besoin de culture, et en plus, il y a plus de places à la sortie – même si la sortie peut-être une école moins prestigieuse)… Mais dur-dur de se retrouver avant-dernière en physique alors qu'on avait toujours été au pire 3eme (en se considérant comme vraiment pas faite pour ça !). Et puis même difficulté avec les différences sociales ! J'attends avec impatience la suite et surtout l'article sur "l'exclusion de l'intérieur" ! Pour revenir à votre sujet principal de méthodes d'apprentissage, je citerai ma prof de math de terminale "Mais, je croyais qu'avec un peu de travail, vous alliez vous en sortir facilement !", he oui ! mais moi, je ne savais pas comment on travaillait efficacement, j'avais pas eu besoin de l'apprendre jusque là !
     
     
     
     

    1. Bonjour,

      Merci pour votre témoignage !

      Je travaille actuellement dans une école d’ingénieur en 5 ans dans laquelle il y a 40% d’échec dans le cadre des deux premières années. Il est vrai que « l’écart culturel » est peut-être moins préjudiciable que dans les études littéraires, où la majeure partie de « ce qu’il y a à savoir » s’acquière ailleurs qu’à l’école.

      Pourtant, « ne pas savoir comment travailler efficacement » est une lacune insidieuse qui génère d’importantes difficultés dans les années post-bac. Tout se passe comme si les enseignants du lycée s’était acquitté de la tâche…dans le supérieur, les étudiants sont bombardés de « contenu » sans être accompagné dans la méthode.

      Comment avez-vous finalement « appris les méthodes » ?

      C’est ce dont je vais parler pour ma part dans un prochain article.

      A bientôt,

      Hélène

  3. Bonjour et merci pour ce témoignage qui met des mots nouveaux sur mon vécu personnel. Mon histoire est légèrement différente, vu que je savais depuis toute petite que je voulais faire des études littéraires. Mais j'ai également intégré une prépa dans un prestigieux lycée parisien, dans lequel je n'avais strictement rien à faire. Sauf que même en m'écroulant, j'ai réussi à passer (la dernière de la liste) en deuxième année. Et ensuite je suis partie à la fac pour m'encroûter dans des études que je n'avais pas besoin de faire et qui au final m'ont frustrée pendant des années sans me mener nulle part. Je réalise en lisant votre témoignage que je ne me suis jamais retrouvée en situation d'échec réel (dans ma tête pourtant je l'étais), et que c'est en fait ce qui m'a vraiment desservie: je n'ai jamais réellement dû remettre mon avenir en cause (je le faisais, certes, mais pas du point de vue d'un renoncement drastique puisque je pouvais faire ce que je voulais). Je n'ai donc jamais eu l'occasion de me demander ce que je souhaitais réellement faire, ce que j'aimais vraiment. Parce que la vocation précoce pour les études littéraires, c'est probablement ma mère qui me l'a transmise en n'arrêtant pas de dénigrer les matières scientifiques lorsqu'elle me faisait suivre les cours du CNED – j'étais scolarisée à l'étranger. Je suis une passionnée d'anglais mais je n'ai jamais eu le temps de me demander ce que je pouvais en faire.
    Aujourd'hui, je déconseille les prépas à tout jeune qui soit un tantinet créatif ou différent. Il n'y a pas de place là-bas pour les originaux, dilettantes ou curieux de plus que ce que le strict cadre de la prépa peut offrir. Je trouve cela franchement malheureux (surtout que finalement, avec tout ce qu'on me donnait de théorie à lire en prépa Chartes, je ne pouvais jamais lire de véritable littérature, ce qui est parfaitement idiot). On me prenait pour la simplette de service alors que mes camarades passaient leur vie à travailler sans se poser vraiment de questions. C'était, malgré de bons moments, humiliant et déprimant. Pourtant, malgré mes notes catastrophiques, on me reconnaissait toujours des "facultés", des "dispositions" etc. Et je m'accrochais, sans y croire, parce que je n'imaginais pas d'autre chemin pour moi, je m'atomisais si j'étais éjectée de la prestigieuse voie qu'on s'était employé à me tracer.
    Et la plus grosse claque a été lorsque je me suis inscrite dans une fac anglaise prestigieuse pour terminer mes études. Au lieu d'apprécier mes capacités à faire deux ans de prépa à la place du DEUG, une personne m'a appelée pour me faire part de ses doutes quant à la qualité de ma licence d'anglais obtenue après, du coup, une seule année de fac (alors que j'avais déjà un Master I !!). Comme quoi, même pour le CV, la prépa n'est pas toujours un atout considérable! Je suis curieuse de lire la suite de votre témoignage!

    1. Bonjour,

      Votre parcours et l’analyse que vous en faites sont passionnants.

      J’accompagne là où je travaille actuellement les étudiants de première année dans l’approfondissement de leur projet professionnel. Parfois, j’en viens effectivement à me demander si passer par une situation d’échec n’est pas une chance pour certains.

      Soudainement, ces étudiants commencent à se demander ce qu’ils veulent vraiment. Qu’est-ce qui les intéresse ? Quel projet ont pour eux leurs parents ? Y adhèrent-ils ?

      Parfois, ces remises en question sont douloureuses. Quand elles sont accompagnées (je les rencontre en entretien individuel), elles permettent des découvertes sur soi extrêment salutaires.

      J’ai tout de même tendance à penser que vivre une expérience d’échec (réelle ou fantasmée…finalement, peu importe puisque c’est la réalité du vécu subjectif qui compte) peu être très traumatisante si elle n’est pas pensée, remise en perspective et partagée avec d’autres (pas forcément avec un psychologue, avec ses amis, sa famille, en lisant des ouvrages ou des témoignages…).

      J’apprécie beaucoup votre analyse sur l’incompatibilité entre la créativité et le système des classes préparatoires, à laquelle je souscris tout à fait.

      Faut-il arrêter de penser lorsque l’on projette de passer un concours aussi exigeant que celui de l’école normale supérieure ? Mais pourquoi  donc ? Vous donnez des éléments de réponse dans votre commentaire. Je pense que j’y reviendrai parce que cela me semble une question très importante, qui a également des implications concernant l’estime de soi et le sentiment de réussite personnelle.

      Je trouve pour ma part votre expérience dans une fac anglaise particulièrement éclairante. Elle montre que les critères d’excellence d’un monde social particulier ne sont pas les mêmes dans un autre. Là où vous étiez brillante dans un certain milieu, on vous juge avec indifférence dans un autre…

      Cela peut être vécu comme profondément injuste (surtout lorsque l’on a travaillé aussi dur que vous). Cela peut être rafraichissant si l’on en tire un enseignement sur ce que cela veut dire de l’appréciation de « la valeur des gens » en fonction des cultures. Ce serait encore un beau sujet à traiter.

      Vous voyez certainement que mes questionnements sont devenus à mesure des années plus psychologiques et sociologiques…mais j’en reparlerai.

      Merci et à bientôt,

      Hélène

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