Se souvenir de tout : mode d’emploi (partie 2)

Cette série d'articles (il y en aura 6 au total) correspond à mon résumé du livre de Joshua Foer intitulé "Aventures au coeur de la mémoire", publié aux éditions Robert Laffont en 2012. 

Pour commencer par la partie 1 : cliquez ici.

 

4- Comment « pense » celui qui n’oublie jamais rien

En mai 1928, S., un jeune journaliste, se présenta au bureau du neuropsychologue russe Alexandre Luria et demanda à passer des tests de mémoire.

Il était envoyé par son patron, qui avait été impressionné par son aptitude à mémoriser de tête un nombre remarquable d’informations, sans qu’aucun effort ne lui ait semblé nécessaire.

Chaque matin, lors de la réunion du comité de rédaction, le chef du journal donnait un nombre incalculable d’informations à tous les rédacteurs et pigistes en fonction des tâches à réaliser dans la journée, et S. ne prenait en effet jamais aucune note.

Alexandre Luria étudia S. pendant plus de 30 ans : de nombreuses publications furent rédigées à son sujet, ainsi qu’un livre intitulé Une prodigieuse mémoire.

Non seulement la mémoire de S. était impressionnante de clarté et de détails, mais elle semblait en plus ne jamais se dégrader.

La courbe de l’oubli

Le psychologue allemand Hermann Ebbinghauss, à la fin du 19ème siècle, étudia et quantifia le processus d’oubli normal chez tout être humain.page7image23752

Il mit ainsi en évidence que les souvenirs se détériorent régulièrement après une période d’apprentissage, même si une certaine proportion d’entre eux s’inscrit dans la mémoire à long terme.

Mais les souvenirs de S. semblaient ne pas suivre la courbe de l’oubli.

Il faut savoir que S. souffrait également d’un rare trouble de la perception sensorielle nommé « synesthésie » : cette affection fait que les informations reçues par les 5 sens s’entremêlent et se chevauchent bizarrement dans le cerveau.

Par exemple, quand nous entendons le mot éléphant, vous et moi mettons immédiatement ce mot en lien avec un gros pachyderme gris aux jambes massives et doté d’une trompe préhensible. Dans la plupart des cas, nous ne voyons pas réellement dans notre tête l’image d’un éléphant (même si nous le pourrions si nous le décidions).

S. visualisait de façon spontané et automatique chaque mot qu’il entendait. Chaque mot chez lui entraînait une vision synesthésique.

Ainsi, les chiffres avaient chacun leur propre personnalité : le 1 était un homme costaud et fier, le 2 une femme pleine de vivacité, etc.

Par contre, S. avait toutes les difficultés du monde à saisir les concepts abstraits et les métaphores, dès lors qu’il ne parvenait pas à les « traduire de manière synesthésique dans sa tête ».

Tous nos souvenirs, comme ceux de S., sont liés les uns aux autres par un réseau d’associations d’idées : un souvenir, au sens le plus physiologique du terme, est un schéma de connexions entre plusieurs neurones.

5- Le fonctionnement non linéaire du cerveau

Le cerveau fonctionne de manière non linéaire. Sa structure en réseau fait qu’il nous est impossible de sonder nos souvenirs de manière méthodique.

Un souvenir ne remonte à la conscience que s’il est stimulé par d’autres pensées ou perceptions.

Pour S. cependant, les souvenirs étaient toujours stockés selon des chaînes linéaires. Il organisait systématiquement les informations en les « installant » dans des structures et des lieux qu’il connaissait bien.

Quand S. lisait une longue série de mots, chacun d’entre eux suscitait une image graphique. Et la série étant relativement longue, S. devait trouver le moyen de mettre en séquences les images qui lui venaient. Le plus souvent, il les « disposait » le long d’une route ou d’une rue qu’il visualisait de tête.

En re-déroulant ensuite le fil de sa promenade, chaque image créée réapparaissait.

Un mois, un an ou dix ans plus tard, quand S. voulait se remémorer une série d’informations, il lui suffisait de revisiter le lieu, dans sa tête où il avait disposé ses images.page8image25304

Et lorsqu’en de rares occasions, certaines informations lui faisaient défaut, il ne s’agissait jamais d’un oubli, mais d’une erreur de perception : l’image produite se fondait dans le décor et il passait sans la « voir ».

6- Comment et pourquoi « oublier » ?

La mémoire de S. ne lui laissait aucun répit. Chaque information transformée en image finissait par le hanter continuellement.

Pourtant, un soir qu’il était harcelé par une grille de nombres qu’il avait mémorisée un moment plus tôt, il découvrit le secret de l’oubli.

Il lui suffisait de se convaincre que l’information dont il voulait se débarrasser était insignifiante : « si je refuse que les nombres apparaissent, il n’apparaîtront pas ! s’exclama-t-il. Et dire qu’il me suffisait d’en prendre conscience ! »

Pour finir, sachez tout de même que son trouble l’empêcha de travailler ailleurs que sur une scène : il devint une curiosité théâtrale, comme le mnémoniste des Trente-neuf marches d’Alfred Hitchcock.

Car l’incapacité à oublier, aussi séduisante paraît-elle de prime abord, se révèle être un handicap sérieux. En réalité, cela signe une incapacité à faire la différence entre les choses anodines et les choses importantes. Comment identifier quelles sont ses priorités? Comment généraliser ou extrapoler une information ?

Peut-être est-ce finalement l’oubli plutôt que la mémoire qui signe notre humanité. Pour donner un sens au monde, il nous faut le filtrer.

Il convient néanmoins de repérer qu’au fond, S. ne faisait qu’exploiter (même si c’était malgré lui) une chose que nous possédons tous : une mémoire spatiale très développée.

 

Pour la suite, cliquez ici…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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